Le lundi 3 octobre 2022 ont eu lieu les premières Assises de la Traçabilité de la fleur coupée organisées par l’Union nationale des fleuristes. Mathilde Bignon, co-fondatrice de Désirée, était invitée à intervenir lors de la première table ronde : voici un résumé à chaud !
Quelques chiffres sur la profession de fleuriste
L’UNF, ex chambre syndicale des fleuristes de Paris, s’est rebaptisée cet été pour coller à sa volonté de rassembler autour d’un projet au-delà de Paris. Il s’agit d’une organisation syndicale, donc d’une “association de personnes destinée à la défense de leurs intérêts professionnels communs”, et toute l’idée de ces assises était précisément de faire émerger cet intérêt professionnel commun. Petit mémo sur la profession de fleuristes au passage : en 2020, on compte 13 225 fleuristes contre plus de 15 000 en 2018, en baisse de 6% sur deux ans. Pour se donner une idée du poids de la profession, on a en France 175 000 restaurateurs, 33 000 boulangeries, 18 000 bouchers.
Les profils sont particulièrement disparates pour une profession artisanale : ainsi, les ventes en milieu urbain se portent majoritairement sur les fleurs coupées, la région parisienne est particulièrement concernée par l’évènementiel qui implique des contraintes spécifiques, et les ventes se portent beaucoup plus sur des plantes en région. Résultat : les statistiques nationales sont un gloubiboulga pas bien lisible et ne reflétant pas de manière claire les contraintes de chacun-e.
La difficulté de faire émerger un message commun
Quel intérêt professionnel commun a donc émergé hier ? Déjà, on a noté l’envie de se faire entendre et de porter un message aujourd’hui quasi inexistant auprès des pouvoirs publics. Comme souvent, ce message émerge d’une organisation professionnelle qui a déjà le mérite d’exister, de trouver les moyens de structurer un discours et de prendre la parole. L’UNF a ainsi fait travailler la junior entreprise de Sciences Po pendant plus de 6 mois pour dresser un panorama de la structure de la filière avec un rapport de 150 pages qu’on a hâte de lire. Quel message émerge ensuite ? Là, c’est un peu plus compliqué. L’idée était d’ouvrir un débat qui va se prolonger ensuite par des groupes de travail et de réflexion pour arriver à un livre blanc.
Petit mémo liminaire de l’état de filière : aujourd’hui, 80% des fleurs commercialisées en France sont importées, de Hollande en partie (minoritaire) mais surtout de pays situés sous l’Equateur (Ethiopie, Equateur, Kenya, Colombie) et transitent ensuite par la Hollande ou on perd souvent la traçabilité. Côté France, on se situe dans le seul pays d’Europe en mesure de produire des fleurs toute l’année, avec deux bassins de production majoritaires : l’Ile-de-France et le Var. La situation de la production française est catastrophique : 50% des horticulteurs français ont disparu ces dix dernières années, l’âge moyen des horticulteurs restants approche la soixantaine et il n’existe plus de formation publique sur l’horticulture en fleurs coupées en France (on peut se former à la plante en pot ou à l’arboriculture, mais plus à la culture de fleurs coupées dans un cursus type bac pro, CAP ou BP). On estime qu’il reste environ 600 exploitations en France. Pour une petite comparaison, il reste en France 449 unités de production de maroquinerie, et encore 29 formations au CAP maroquinerie sur tout le territoire. Derrière ces chiffres, la réalité politique de l’abandon d’une filière qui n’a pas su appeler au secours au moment où la mondialisation et la délocalisation de la production à bas coût en Afrique et en Amérique Centrale menaçait son équilibre.
Pas d’investissements, pas d’amélioration des conditions de travail et pas de prise en compte de la pénibilité : la recette pas très secrète pour décourager les jeunes de se lancer dans le métier de la production agricole.
Revenons à nos assises. Globalement, l’immense majorité des participants défend un modèle conscient de son impact, qui souhaite soutenir la production locale mais qui promeut également l’import / export (rappelé comme une priorité par Stéphane Layani, président de Rungis, pour “le rayonnement de la France à l’étranger”), à condition que ce soit bien fait, avec de nombreuses interventions en faveur du commerce équitable. Pêle-mêle, ce qu’on a pu entendre, c’est que l’import (notamment depuis Kenya, Ethiopie, Equateur et Colombie) est une nécessité absolue, qu’on soutient des pays en voie de développement et que les lâcher serait criminel et les priverait d’une source de revenus indispensable. Bien sûr, le commerce équitable apporte des garanties qui permettent des échanges de meilleure qualité d’un point de vue social et environnemental. Mais en ce qui concerne le café et le chocolat, on n’a pas vraiment d’alternative crédible en local (même si perso j’adore la chicorée). Quand à l’argument “on va pas les laisser tomber”, on se dit que le capitalisme ayant horreur du vide une autre culture prendra bien le relais, et puis à l’extrême extrême, c’est un argument qu’on a aussi entendu pour justifier le travail des enfants, hein.
Les idées reçues sur la production française
Côté arguments liés à la production française, “les fleurs françaises sont imparfaites et ne correspondent pas à la demande des clients”, “les clients du luxe n’en veulent pas” ou encore “la production française n’est pas accessible partout’ et “le volume produit en France n’est pas suffisant pour répondre à la demande des fleuristes”. Les deux premiers arguments ne résistent pas à l’expérience, il faut certes savoir vendre ces fleurs et raconter leur histoire mais le marché est aujourd’hui prêt à l’écouter à la condition que ces fleurs ne soient pas plus chères que des fleurs d’import. Et là, coup de bol : c’est bien le cas, les fleurs produites localement en saison ne sont pas plus chères que des fleurs d’import - bien souvent ce sont d’ailleurs des variétés différentes, plus champêtres, moins gourmandes en intrants et en pesticides. Les deux arguments suivants sont en revanche bien plus sérieux : “La production française n’est pas accessible partout” : elle est essentiellement accessible en Ile-de-France, où on va bénéficier de la production francilienne d’avril à octobre et où remonte la production du Var et du bassin méditerranéen de novembre à mai. En Ile-de-France, il est parfaitement possible de travailler en fleurs françaises ou italiennes toute l’année. En région, c’est bien plus compliqué même si des débuts de solutions existent : en se basant bien sûr sur le Collectif de la Fleur française qui recense productrices, producteurs et fleuristes engagés à travers toute la France, en s’acoquinant avec des grossistes qui diversifient leur assortiment et travaillent avec des producteurs locaux dans leurs différents dépôts, en étudiant des solutions de mise en commun des transports pour faire transiter de la marchandise du Var. On ne dit pas que c’est facile. Si c’était facile, on n’en serait pas là. Mais il est certain qu’on dispose aujourd’hui en région de plus de solutions qu’il y a cinq ans.
Quant à l’argument ultime : “le volume produit en France n’est pas suffisant pour répondre à la demande des fleuristes”, bien sûr que c’est vrai. Mais on ne peut plus avec les connaissances qu’on a du monde et de son évolution s’inscrire dans des recherches de solutions immédiates. C’est cette recherche de profit instantané, au détriment de constructions à long terme, qui détruit nos sociétés à petit feu. Nous devons reconstruire cette production sur un temps long, un vrai temps agricole, et cela nécessite un départ de feu, un appel d’air, un électrochoc. Posons-nous la question : on a donc perdu 50% de nos horticulteurs et horticultrices ces dix dernières années. Il n’existe plus de formation dédiée. Comment donner envie à des jeunes ou moins jeunes de se relancer dans ce métier ? Si aujourd’hui on ne motive pas des agriculteurs à se réinstaller, parce qu’ils savent qu’il y a plus de demande que d’offre, qu’ils auront des débouchés et des revenus décents, nous ne pourrons pas inverser la vapeur.
C’est un peu comme si dans Toy Story (la vraie vie), on s’était mis à jouer avec Buzz l’Eclair (la fleur d’import) en abandonnant Woody (la production horticole française), et que quelques années plus tard on ne retrouvait plus qu’une jambe de Woody, pour conclure “tu vois j’ai bien fait de jouer avec Buzz, Woody n’avait qu’une jambe, il tenait pas la route”. Bah oui, mais c’est bien notre faute s’il ne reste plus qu’une jambe à Woody. On est dans la post-justification bien claquée d’une situation qu’on assume pas vraiment, alors autant rejeter la faute sur Woody.
Dans les années 90, il a fallu se tourner vers l’export parce que l’évènementiel imposait la commande de quantités astronomiques de fleurs qu’il était impossible de trouver chez un seul producteur français. A une époque où des décors floraux absolument délirants et grandioses étaient de mise, une solution devait être trouvée pour rester dans un modèle de croissance et de développement.
De notre côté, mais ce n’est que notre avis, toutes ces réflexions nous paraissent particulièrement hors sol. Tant que nous n’aurons pas remis en question le modèle même de l’évènementiel qui impose de devoir importer pour avoir “des quantités suffisantes pour un évènement”, nous n’aurons pas commencé à réfléchir sérieusement, pour plagier Aurélien Barrau. On a été particulièrement intéressées par l’intervention à la fin des assises de la sociologue Fanny Parise, qui a exposé la notion de “capitalisme responsable” : on justifie par quelques mesures engagées (typiquement : “j’achète kenyan, mais c’est du commerce équitable”) le maintien d’un statu quo global pour ne pas trop bouleverser notre quotidien. Le mot d’ordre : changer un peu pour ne rien changer. Selon Fanny Parise, l’éco-responsabilité est en phase d’institutionnalisation : il est de bon ton d’avoir un engagement qui s’inscrit juste dans une nouvelle phase d’hyper-consommation (coucou Vinted). Aujourd’hui, la perception de l’éco-responsabilité est à la carte, fonction de sa propre lecture du monde (j’achète du commerce équitable et par conséquent je permets de soutenir l’économie d’un pays en difficulté), et permet de faire des efforts qui ne coûtent pas grand chose. Sauf que si c’est trop facile, c’est que ce changement n’est pas si radical ou à la hauteur des enjeux de notre époque.
Petit big up final à cet intervenant qui nous dit qu’aujourd’hui acheter une voiture électrique est plus polluant qu’un diesel : eh oui l’ami, si on parle d’une Tesla, c’est sûr que c’est pas le top et que 2 tonnes 3 qui servent juste à faire des burn out aux péages et à se donner bonne conscience, c’est un bon exemple de capitalisme responsable. Et pour trancher le débat, ici de quoi parler en conscience.
On retiendra surtout de ces assises une envie marquée de la profession de se poser des questions, d’interroger son propre modèle, d’écouter des voix dissonantes et de consulter des experts venus d’autres filières. Une envie d’ouverture qui nous interpelle et nous rassure, même s’il y a fort à parier que le chemin est si long entre notre vision et celle de certains intervenants que nous ne ferons probablement pas cause commune de notre vivant.
Nous continuons à soutenir cette démarche de réflexion, et nous sommes bien conscientes d’être un caillou dans la chaussure de beaucoup de membres de la profession. On est déjà bien contentes de ne pas être exclues du débat, mais nous ne cesserons de défendre un modèle plus contrasté, qui est selon nous la seule voie possible pour sauver la filière française. A quand des assises rebaptisées “debout” ?